L'ÉCHO DU DÔME
FÉVRIER/MAI 2015 #32

Musée de l'Armée Invalides

Vu du front. Représenter la Grande Guerre retour sur expérience(s)

C’est lors du premier conflit mondial que naît le terme de « front ». De ces lignes de combats, reflet d’une nouvelle façon de faire la guerre, reviendront des expériences diverses aux représentations plurielles. L’exposition Vu du front. Représenter la Grande Guerre, co-produite par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, met en perspective ces réalités du premier conflit mondial. John Horne, professeur d’histoire contemporaine de l’Europe au Trinity College à Dublin et président du conseil scientifique de l’événement, revient sur les enseignements de cette foisonnante exposition.

Que nous dit l’exposition sur le rapport entre les représentations et « les réalités » du conflit ?

Il s’agit d’une grande question que je divise en deux. Que disent les représentations par rapport aux « réalités » et – ce qui est différent – que disent-elles par rapport aux « expériences » de la guerre. Les « réalités » d’abord : 1914 marque le passage de la guerre à l’échelle de l’homme à la guerre industrialisée. Le conflit vu du « front » par les soldats et celui vu de « l’arrière » par les civils – par exemple, à travers les journaux illustrés – montre toute la différence entre une guerre nouvelle que l’on a du mal à appréhender et une vision classique faite d’héroïsme et de sacrifices. Bien sûr, il y a la censure, la propagande… mais ne faudrait-il pas chercher le « bourrage de crâne » qui a tant énervé les poilus plutôt dans ce décalage entre attente et expérience, décalage qui a tout naturellement duré plus longtemps chez les civils ? Quant aux « expériences », il serait illusoire de croire qu’il y ait une « réalité » platonicienne de la guerre par rapport à laquelle on pourrait juger les représentations. La catégorie pertinente me semble être celle des expériences dont l’exposition nous présente toute une gamme. Réalisés tant par des combattants que par des artistes missionnés, nous voyons les paysages de la guerre – boue, tranchées, artillerie, dévastation, ruines. Nous voyons aussi des tentatives – combien difficiles – de représenter sa violence – l’attaque, l’explosion, les hommes fauchés, la mort. C’est le plus difficile à rendre en images. Plus facile à décrire en mots ? C’est possible. Mais les mots ne disent pas ce que les images nous montrent du juste avant ou du juste après le cataclysme, ni les champs de bataille dans toute leur désolation. Et ni les paroles ni les images ne peuvent compenser l’absence des autres expériences sensorielles – l’ouïe, le toucher, l’odorat. Néanmoins, si les images, même mouvantes, sont muettes, elles nous ouvrent grand les yeux sur cet univers toujours fragmentaire et en partie nécessairement caché de la Grande Guerre…

Illustration anonyme de la tranchée dite des cadavres
Anonyme. La Tranchée dite« des cadavres », juin 1915. Collection du musée de l’Armée.

En quoi ces regards croisés de théâtres d’opérations variées reflètent-ils (ou non) l’invention d’un nouveau monde, celui du « front » ?

À première vue, ces paysages de guerre sont bien différents les uns des autres. Quoi de commun, en effet, entre une photo en noir et blanc de la boue des tranchées en France et un de ces tableaux lumineux des Dardanelles peint par Henri Valensi ? Mais en regardant de plus près, nous retrouvons une photo des tranchées à Gallipoli - en noir et blanc aussi - qui ressemble étonnamment au front en France, front qui, vu par Nash ou Vallotton, revêt sa propre luminosité. Sous des apparences physiques contrastées, le fondement est partout le même – un monde statique, dominé par la barrière des tranchées, des barbelés, où le feu de l’artillerie écrase le soldat qui tente de les franchir, et dont la chair fragile hante ces images. L’exposition documente de manière remarquable non seulement l’invention du « front » mais aussi des expériences qui en découlent. Nous en savions déjà beaucoup sur la vision écrite et littéraire de ce monde qui est devenu une référence pour le siècle depuis. Nous découvrons ici la richesse de son langage visuel et iconographique.

Illustration d'Henry Valensi - Expression des Dardanelles

Henry Valensi. Expression des Dardanelles, 1917. Collection de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.

Propos recueillis par Sylvie Le Ray-Burimi, commissaire de l’exposition.