Interview - Séverine Hurard - Archéologue, chef d’opération à l’Inrap, membre du comité scientifique de l’exposition

L’archéologie est-elle en train de renouveler le regard sur l’histoire militaire ? 

L’archéologie participe certainement à une forme de renouvellement des connaissances. Les données qu’elle exhume, sur les conditions du combat, sur les pratiques funéraires ou les aspects techniques et logistiques, sont une mine d’information sur les manières d’adapter les pratiques sociales à ces situations de crise. L’archéologie témoigne des modes de vie des soldats, des adaptations de la vie des régiments à des contextes très particuliers où le respect du protocole et des usages est bien souvent impossible. Les vestiges, nombreux et diachroniques, sont des données sincères, dans la mesure où elles sont issues d’un processus de conservation aléatoire, sans sélection. Cette documentation livre sans censure, loin des discours officiels, la violence de guerre, les sociabilités particulières, la pénibilité de la vie de camp, mais aussi l’intimité des soldats.
Le stationnement ou la guerre de position laissent beaucoup plus de traces que le combat ou le fait d’armes pourtant plus retentissants. Loin des épisodes événementiels et des grandes charges héroïques, l’archéologie s’intéresse au terrible, au modeste, au médiocre et à l’ennui de la vie du soldat. C’est à travers ces signaux qu’elle reconstitue l’économie complexe de la guerre, les stratégies avortées, les préparations anticipées. Le théâtre de guerre de l’archéologie n’est que très rarement le champ de bataille. D’une certaine manière, l’archéologie est l’ennemi d’une histoire événementielle de la guerre. 

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Vaisselle de table utilisée par l’armée royale vers 1670 © INRAP

Depuis quelques années, les archéologues s’intéressent à des faits plus contemporains, comme les deux guerres mondiales. Qu’apportent-ils que nous ne sachions déjà grâce aux sources très abondantes dont nous disposons sur ces conflits ?

L’intérêt pour l’archéologie des deux guerres mondiales a réellement émergé dans les années 1990 avec les découvertes des sépultures collectives de soldats britanniques (Grimsby Chums) ou celle d’Alain Fournier. 

À travers ces cas, l’archéologie s’est d’abord inscrite dans une démarche mémorielle. Ces sépultures de crise ont toutefois permis de montrer la discordance entre les discours officiels et la réalité des pratiques. Aujourd’hui, les champs de recherche se sont élargis aux réseaux de tranchées, lignes de front, hôpitaux de campagne, camps de repos ou de prisonniers. En soi, l’information n’est pas inédite, mais la matérialité archéologique de ces sites offre un éclairage original sur les modes et sources d’approvisionnement comme sur les capacités opérationnelles des armées.
Ces vestiges, en contexte d’utilisation (baraquements, tranchées, dépotoirs, latrines...), permettent de restituer des gestes, des usages, des conditions d’utilisation et de circulation qui ne sont pas relatés par les autres sources, soit parce qu’ils ne font pas partie des usages autorisés, soit parce qu’ils appartiennent à des gestes tellement quotidiens qu’ils n’ont plus besoin d’être dits. Pourtant, la culture matérielle de ces deux conflits, celles de nos grands-parents ou de nos arrières grands-parents, nous est en partie étrangère. Ces vestiges nécessitent, comme ceux de l’Antiquité, une analyse critique et une interprétation qui se nourrit de la confrontation avec les autres sources historiques et qui participe à la construction d’une histoire de la guerre contemporaine plus fine et plus nuancée. 

La découverte d’une sépulture militaire sur un site archéologique donne souvent l’occasion d’offrir un nouvel hommage aux soldats tombés. Comment se déroule la coopération entre archéologues et institutions mémorielles dans ce contexte ? 

Cette coopération est très variable et dépend en réalité du rapport qu’entretiennent les nations ayant participé aux conflits avec la mémoire de cette histoire récente. Plusieurs cas ont montré à quel point les autorités australiennes ou britanniques se souciaient de la commémoration de ces épisodes et même souvent de l’identification des corps mis au jour par l’archéologie, devenue puissant moteur de réactivation de la mémoire. Les archéologues ayant participé à ces cérémonies à l’issue desquelles les corps étaient rendus à leurs pays ont pu pleinement mesurer la responsabilité et le rôle social de la discipline, dépassant de très loin l’échelon national et les questions d’ordre purement scientifique. 

Certains pays en revanche ont jusqu’ici rarement montré un intérêt marqué pour ces vestiges archéologiques trop nombreux et souvent douloureux. À l’inverse, plusieurs découvertes de cimetières militaires allemands des première et seconde guerres mondiales ont montré le rapport complexe de ce pays avec cette histoire récente. À chaque fois, 600 à 1000 sépultures ont été mises en évidence sans aucune forme de cérémonie. Ainsi, les soldats de la Wehrmacht du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), mis au jour en 2014, n’ont pas été reconnus par les autorités allemandes qui, en dépit de la présence des tombes et corps sur le terrain et des registres d’inhumation redécouverts pendant l’enquête, assuraient avoir rapatrié ces corps dans un cimetière militaire de l’Eure en 1948. L’archéologie est donc parfois placée dans un entre-deux inconfortable où les vestiges contemporains ont encore un statut très ambivalent et une charge émotionnelle et mémorielle douloureuse.