Interview

Pierre Nora

Pierre Nora
Historien, membre de l’Académie Française

© Catherine Hélie pour les Éditions Gallimard

Dans votre somme sur Les Lieux de mémoire, vous placez La Marseillaise parmi les tout premiers symboles de la République. Pour vous, aujourd’hui, qu’est-ce que La Marseillaise ?

Que La Marseillaise soit encore aujourd’hui un des marqueurs de la nation française est une évidence. C’est moins cette raison qui m’avait poussé à l’inscrire dans les tout premiers symboles de la  République. C’était plutôt parce qu’il y avait là un exemple typique de la notion de « lieu de mémoire ».

Nous vivions entre une Marseillaise encore vivante et cependant toute enfermée dans sa tradition historique. Il n’y avait eu que des érudits de la fin du XIXe siècle pour s’y intéresser. Plus récemment,  c’était un musicologue, Frédéric Robert, qui s’y était attaché. Michel Vovelle a fait le premier article qui totalisait le sujet et lui rendait par sa propre histoire une manière d’actualité qu’il n’avait plus. Il  constituait La Marseillaise en « lieu de mémoire ». La Marseillaise appartient aujourd’hui au patriotisme sportif. Il suffit pourtant d’un ébranlement national pour qu’elle reprenne toute sa valeur émotive.  Voyez les attentats de janvier 2015, La Marseillaise chantée par la foule et reprise à l’Assemblée nationale, ce qui n’avait pas eu lieu depuis 1918.

À l’échelle française comme internationale, peut-on dire que La Marseillaise est longtemps restée un chant subversif ?

La Marseillaise a toujours eu un aspect national et patriotique et un aspect guerrier. Ce double aspect est très net dans la première identité de La Marseillaise, celle de la Révolution. Écrite le 25 avril  1792 au moment du début de la guerre, c’est un chant militaire et patriotique. Après le 10 août 1792, elle prend une dimension révolutionnaire. Tout le long du XIXe siècle elle a eu une identité républicaine  ui s’est confirmée à partir de 1880 en identité nationale où elle devient hymne officiel. C’est à l’étranger et pendant tout ce XIXe siècle que La Marseillaise a eu un écho à la fois  révolutionnaire libéral et national dans le mouvement dit « des nationalités ». En France, elle a perdu son caractère subversif avec la concurrence de L’Internationale. Mais les deux ont pu se marier,  comme le souhaitait Maurice Thorez au moment du Front populaire et comme cela s’est fait pendant la Résistance. Son utilisation par de Gaulle l’a définitivement incrustée dans la tradition française.

Rouget de Lisle, l’auteur de La Marseillaise, est un personnage à la fois connu et méconnu. Que vous inspire sa destinée ?

La destinée de Rouget de Lisle est ambiguë puisque l’homme est un musicien médiocre et que sa vie personnelle est grise et finit assez lamentablement entre la prison pour dette et le demi oubli. En  même temps, ses cendres ont été transportées aux Invalides en pleine guerre de 1914. Ce qui rend son cas intéressant, c’est la manière dont La Marseillaise a été l’objet d’une appropriation collective presque instantanée et que cette adoption ne s’est jamais démentie en dépit de la concurrence de toutes les autres chansons politiques. Il y a là un de ces mystères qui est le fruit d’une alchimie  complexe entre le renouvellement des circonstances politiques et ce qu’il faut bien appeler un inconscient collectif.